lundi, août 08, 2005

Présence de Derrida


Présence de Derrida - Par Jürgen Habermas
Derrida n'aura guère eu d'égal que Foucault pour forger l'esprit de toute une génération, et cette génération il l'aura tenue en haleine jusqu'à aujourd'hui. Mais à la différence de Foucault, et bien qu'il ait été également un penseur politique, l'apport de Derrida à ceux qui l'ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d'un exercice, qui n'implique pas d'abord un contenu doctrinal, ni même la création d'un vocabulaire producteur d'un nouveau regard sur le monde. Certes, il y a tout cela aussi, mais l'exercice proposé par Derrida est d'abord une fin pour lui-même : s'immerger dans la lecture micrologique des textes et y mettre à jour les traces qui ont résisté au temps. Comme la dialectique négative d'Adorno, la déconstruction de Derrida est aussi et avant tout une pratique.
Nombreux étaient ceux qui avaient connaissance de cette maladie contre laquelle Jacques Derrida mena un combat souverain. La mort n'est donc pas venue tout à fait par surprise. Elle nous touche cependant comme un événement soudain, précipité, qui nous tire brutalement de ce que la banalité usuelle du quotidien a de rassurant. Certes, le penseur survivra dans ses textes, lui qui a dépensé toute son énergie intellectuelle dans la lecture incessante des grands textes et qui a célébré le primat de l'écrit transmissible sur la présence de la parole. Mais nous savons désormais que ce qui nous manquera, c'est la voix de Derrida, la présence de Derrida.
Le lecteur de Jacques Derrida rencontre un auteur lisant les textes à contre-fil jusqu'à ce qu'ils livrent un sens subversif. Sous son regard inflexible, tout contexte se délite en fragments ; le sol que l'on supposait stable devient mouvant, celui que l'on supposait plein dévoile son double fond. Les hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels nous livrent un sens à rebours de celui qui nous est familier. Le monde dans lequel nous croyions être chez nous devient inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde : nous y sommes des étrangers parmi les étrangers. Et, finalement, un message religieux qui n'est plus guère chiffré.
Il est rare que des textes paraissent dévoiler aux lecteurs anonymes le visage de leurs auteurs d'une manière aussi nette. Pourtant, Derrida appartenait en réalité aux auteurs qui prennent au dépourvu leurs lecteurs lorsqu'ils les rencontrent personnellement. Il n'était pas celui que l'on attendait. C'était une personne d'une amabilité peu commune, élégante, certainement vulnérable et sensible, mais sachant être à l'aise et qui, lorsqu'il accordait sa confiance, s'ouvrait avec sympathie ; c'était une personne amicale, disposée à l'amitié. J'ai précisément eu cette joie, lorsque nous nous sommes revus il y a six ans, ici, dans les environs de Chicago, à Evanston d'où je lui envoie cet ultime hommage, qu'il m'accorde sa confiance.
Derrida n'a jamais rencontré Adorno. Mais lorsqu'il reçut le prix Adorno de la ville de Francfort, il prononça à la Paulskirche un discours de réception qui, du geste de la pensée jusque dans les replis secrets des thèmes oniriques propres au romantisme, ne pouvait pas avoir plus d'affinités avec l'esprit même d'Adorno. Les racines juives sont sans doute l'élément par lequel leurs pensées s'assemblent. Scholem est resté un défi pour Adorno, Lévinas est devenu un maître pour Derrida. L'oeuvre de Derrida peut, à cet égard, avoir en Allemagne également une vertu éclairante ; s'il s'appropria en effet les thèmes du dernier Heidegger, du moins le fit-il sans sombrer dans le néopaganisme et sans trahir les sources mosaïques.

Libération - 13.10.04

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