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vendredi, septembre 09, 2005

«Salut à toi, salut aux aveugles que nous devenons»

Jean-Luc Nancy
«Salut! Comment ne pas te dire "salut!" au moment où tu t'en vas ? Comment ne pas répondre à ce "salut !" que tu nous adressais, un "salut sans salvation, un imprésentable salut" comme tu disais ? Comment ne pas le faire, et que ferions-nous d'autre ? Comme toujours, le temps du deuil n'est pas celui de l'analyse ni de la discussion. Pour autant, il n'est pas inévitable qu'il soit celui des hommages gominés. Il peut et il doit être avec toi le temps du salut : salut, adieu ! Tu nous quittes, tu nous laisses devant l'obscurité dans laquelle tu disparais. Mais : salut à l'obscurité ! Salut à cet effacement des figures et des schémas. Salut aussi aux aveugles que nous devenons, et dont tu faisais un thème de prédilection : salut à la vision qui ne tient pas aux formes, aux idées, mais qui se laisse toucher par les forces.
«Tu t'exerçais à être aveugle pour mieux saluer cette clarté que seule l'obscurité possède : celle qui est hors de vue et qui enveloppe le secret. Non pas un secret dissimulé, mais l'évident, le manifeste secret de l'être, de la vie/la mort. Salut donc au secret que tu gardes sauf.
«Et salut à toi : salve, sois sauf ! Sois sauf dans cette impossibilité de santé ou de maladie où tu es entré. Sois sauf non de la mort mais en elle, ou bien si tu permets, s'il est permis, sois sauf comme la mort. Immortel comme elle, ayant en elle ta demeure depuis ta naissance.
«Salut ! Que ce salut te soit bénédiction (cela aussi tu nous l'as dit). "Bien dire" et "dire le bien": bien dire le bien ­ le bien ou l'impossible, l'imprésentable qui se dérobe à toute présence et qui tient tout entier dans un geste, une bienveillance, la main levée ou posée sur l'épaule ou sur le front, un accueil, un adieu ­ qui se dit "salut !".
«Salut à toi, Jacques, et salut aussi, au plus près, à Marguerite, à Pierre et à Jean.»

lundi 11 octobre 2004 (Liberation - 06:00)

lundi, août 08, 2005

Reste, viens - Par Jean-Luc Nancy


Reste, viens - Par Jean-Luc Nancy
Qu'il est difficile d'écrire alors que le silence s'impose. Et pourtant il le faut, il faut sans attendre adresser le salut. Jacques, il m'est impossible d'écrire aujourd'hui autrement qu'en m'adressant à toi. Déjà, revenant de Paris après t'avoir vu, je pensais que je t'écrirais chaque jour un mot, pour passer les limites et la fatigue, pour toi, du téléphone. Et voici que c'est la seule lettre possible. Mais je suis incapable de ne pas faire comme si, malgré tout, je pouvais t'écrire. Il ne m'est pas possible de me tourner vers un "public". Il faut parler de toi, mais en parlant à toi. Comme si...

Tu as aimé ce "comme si" venu de Kant et que tu voulais reprendre non pas comme un procédé d'illusionniste mais comme une affirmation sans réserve de la présence de l'impossible et de l'inconditionné. Comme s'il était là - l'absolu -, et de fait il y est. Ainsi tu es là, toi, tu es inconditionnellement et absolument celui que tu es - éternellement. Et cela n'a rien à voir avec une résurrection religieuse (nous en parlions, tu plaisantais : "Finalement, j'aimerais mieux une vraie résurrection classique !"). Mais cela a tout à voir, d'une part avec cette présence aujourd'hui, la tienne, pas encore déposée sur la rive de la mémoire, encore un instant dans le fleuve, suspendue - et d'autre part avec le caractère absolu, exclusif, ineffaçable de chacun, de chaque existence.
Tu as écrit que la mort de chacun est "chaque fois unique la fin du monde". C'est-à-dire que le monde est chaque fois tout entier présent en chacun, comme chacun. Toujours chaque fois surgissant et s'abîmant, soustrait à la permanence et à l'identité, remis à l'éclipse et à l'altérité. Tu n'es plus toi-même, tu n'es même plus "toi" - c'est à ce "même plus" que je m'adresse - et ainsi tu es, tu nous es donné aussi bien que tu es abandonné de tous.
Mais tous s'occupent de l'autre toi, de ton ombre célèbre. On répète partout que tu es le philosophe de la "déconstruction". Mais cette trop fameuse et presque toujours mécomprise "déconstruction", à quoi revient-elle, sinon à ceci : s'approcher de ce qui reste lorsque sont démontés les systèmes de signification (les mépaphysiques, les humanismes, les visions du monde). Ce démontage, tu ne l'as pas inventé, tu as toi-même rappelé qu'il est congénital à la philosophie : elle bâtit et démonte des constructions de sens. Ce qui reste, c'est ce qui ne se laisse pas assigner ni arraisonner sous un sens donné. C'est la vérité de l'unique, de chacun en tant qu'autre qui ne revient jamais au même, qui ne se laisse pas identifier, qui s'écarte et qui s'en va. Comme tu viens de le faire. Comme toute ta vie tu as voulu farouchement, ombrageusement le faire.
Tu voulais démonter non pour ruiner mais pour desserrer, pour désassembler et ainsi délivrer ce reste : un excès infini de l'existence finie, l'absolu du singulier (qui n'a rien de solipsiste).
Voilà ce qui reste de toi, ce qui reste toi. Tu es arrivé avec cela il y a quarante ans. D'un coup, tu désignais ce reste et cet excédent. Recueillant de Heidegger l'"être hors de soi" et de Husserl et Merleau-Ponty la force du signe au-delà du sens, l'"écriture". Dès 1963, tu disais : "Le sens n'est ni avant ni après l'acte", et c'est la force, la fougue et la violence même de cet acte toujours recommencé que tu voulais faire tienne. Ce qui alors nous a saisis, nombreux, c'était ce désir impatient, superbe, irrité, excessif qui te faisait brûler la pensée comme la vie par toutes les extrémités. C'était cette générosité tout à la fois débordante et inquiète qui se manifestait par les lectures autant que par les amitiés, qui te portait sur tous les fronts et te repliait aussi bien dans le secret, qui te faisait tant parler et autant te taire.
Tu avais compris que le besoin de l'époque est de nouveau, comme pour Hegel, dans le souci de ce qui reste lorsque "une forme de la vie achève de vieillir": il reste "la vie" soustraite à ses formes, il reste un dépouillement, un vide par lequel on passe à une autre forme. Pas à un "futur" déjà représenté, mais à un "à venir" dont l'essence est de venir, non d'être représentable et calculable. Cet incalculable, ce défi au calcul et à la maîtrise, ce défi - au fond - à toi-même et à ta propre puissance aura été ton ressort le plus vif. Tu as désiré être altéré - emporté, enlevé, aliéné - non à distance de ton être propre, mais en lui au plus propre de lui : comble d'appropriation et de dissémination conjointes. Ta puissance ne vient pas d'ailleurs : de cette prodigieuse volonté de saisir ensemble l'insensé et la vérité, le reste et l'à-venir, dans un acte de sens toujours unique et toujours renouvelé. Une folie, oui, Jacques, on peut le dire et tu ne refuses pas qu'on le dise. Une belle folie, comme l'a toujours été depuis Platon le "beau risque" de la philosophie. La folie de la raison, rien de plus, rien de moins. De la raison qui exige l'inconditionné : chacun comme s'il était le monde et parce qu'il est le monde. Je ne peux que te dire : reste, viens.