Jean-Luc Nancy
«Salut! Comment ne pas te dire "salut!" au moment où tu t'en vas ? Comment ne pas répondre à ce "salut !" que tu nous adressais, un "salut sans salvation, un imprésentable salut" comme tu disais ? Comment ne pas le faire, et que ferions-nous d'autre ? Comme toujours, le temps du deuil n'est pas celui de l'analyse ni de la discussion. Pour autant, il n'est pas inévitable qu'il soit celui des hommages gominés. Il peut et il doit être avec toi le temps du salut : salut, adieu ! Tu nous quittes, tu nous laisses devant l'obscurité dans laquelle tu disparais. Mais : salut à l'obscurité ! Salut à cet effacement des figures et des schémas. Salut aussi aux aveugles que nous devenons, et dont tu faisais un thème de prédilection : salut à la vision qui ne tient pas aux formes, aux idées, mais qui se laisse toucher par les forces.
«Tu t'exerçais à être aveugle pour mieux saluer cette clarté que seule l'obscurité possède : celle qui est hors de vue et qui enveloppe le secret. Non pas un secret dissimulé, mais l'évident, le manifeste secret de l'être, de la vie/la mort. Salut donc au secret que tu gardes sauf.
«Et salut à toi : salve, sois sauf ! Sois sauf dans cette impossibilité de santé ou de maladie où tu es entré. Sois sauf non de la mort mais en elle, ou bien si tu permets, s'il est permis, sois sauf comme la mort. Immortel comme elle, ayant en elle ta demeure depuis ta naissance.
«Salut ! Que ce salut te soit bénédiction (cela aussi tu nous l'as dit). "Bien dire" et "dire le bien": bien dire le bien le bien ou l'impossible, l'imprésentable qui se dérobe à toute présence et qui tient tout entier dans un geste, une bienveillance, la main levée ou posée sur l'épaule ou sur le front, un accueil, un adieu qui se dit "salut !".
«Salut à toi, Jacques, et salut aussi, au plus près, à Marguerite, à Pierre et à Jean.»
lundi 11 octobre 2004 (Liberation - 06:00)